Histoires de gars by unknow

Histoires de gars by unknow

Auteur:unknow
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction
ISBN: 9782896909728
Éditeur: Les Éditions Goélette
Publié: 2018-03-05T21:32:23+00:00


7

La douleur a passé. Après m’être envoyé ce qui restait de Tylenol dans mon pot,

j’ai creusé à deux mains dans l’Everest de canettes et de bouteilles qu’était devenue

la poubelle de ma chambre afin d’y trouver un survivant : un Guru laissé pour mort

dans lequel dormait toujours un fond de liquide, un dépôt de venin qui n’avait pas

encore séché là. Je l’ai tété jusqu’à la dernière goutte… Puis la douleur a passé.

– Pas ceux à la cerise, s’il vous plaît.

J’ai endossé le moins sale de mes uniformes, frottant les taches les plus visibles avec un peu de salive, j’ai attrapé mon sac à bandoulière et mon coupe-vent et j’ai

filé hors de l’appartement, accrochant tout sur mon passage sans la moindre considération. Il le fallait bien, puisque je me retrouverais ici pour les huit prochaines heures, au travail où il m’est défendu d’exprimer toute frustration.

– Non, excusez-moi ? insiste la voix nasillarde. Pas de cerise, je vous ai demandé.

Agenouillé derrière le présentoir, un carré de papier ciré dans une main tremblante

et une boîte de vingt Timbits à moitié pleine dans l’autre, je réagis finalement, baissant les yeux vers les trois ou quatre trous de beigne à la cerise que j’ai mélangés au lot par inadvertance.

– Ah. Oh… Excusez-moi, madame, j’ai… j’avais la tête ailleurs.

Piochant les indésirables hors du carton, j’offre à la cliente un sourire désolé. Le

seul qui me reste. Elle ne me le rend pas.

– La tête ailleurs, la tête ailleurs… Il faut avoir la tête ici quand vous travaillez avec la nourriture. Je pourrais être allergique, moi, jeune homme. Vous pourriez me tuer.

– Vous… vous êtes allergique aux cerises ?

– Bien non, je suis pas allergique aux cerises. Personne est allergique aux cerises,

c’est pas ce que je vous dis. Mais ç’aurait pu être des noix.

– Ah. Vous êtes allergique aux noix.

Elle souffle en roulant exagérément les yeux sous son couvre-chef d’une autre époque. Précieuse, emmitouflée dans son trop grand manteau de fourrure, la pauvre

dame n’a sans doute jamais remarqué que son luxueux vêtement n’avait pas rapetissé

comme elle l’avait fait, au fil des années passées.

– J’ai pas d’allergie, moi, monsieur. J’ai dit « si ». Il est sourd, lui donc ? geint-elle à ma collègue qui me toise depuis la caisse.

– Marc-André, me siffle-t-elle avec un sourire forcé, tu finis de servir la cliente, s’il te plaît ? Il y a d’autres commandes qui attendent.

La vieille dame la remercie de son intervention, exigeant malgré tout de

s’entretenir avec notre supérieure. L’autre décline sa requête avec regret, lui expliquant que notre gérante n’est pas disponible pour le moment. L’astuce

fonctionne et la cliente s’en retourne vers la sortie en étirant les lèvres dès lors que je lui tends ma propre version de la galette des Rois : en guise d’excuse, j’ai gonflé sa commande d’une poignée de Timbits supplémentaires, mais pas avant d’en avoir dissimulé un à la cerise dans le lot, celui qui était un peu plus doré que les autres.

Qu’elle le trouve, cette aigreur…

La caissière a dit vrai, cependant : Myriam n’est nulle part dans les environs. Il y a dix minutes déjà qu’elle aurait dû passer la porte du restaurant et commencer son

quart à mes côtés. D’un coup, mes doigts ne tiennent plus en place. Ils parcourent

le haut de mes cuisses avec frénésie à la recherche de mon téléphone, qu’ils ne trouvent toutefois pas : je l’ai laissé dans une poche de mon coupe-vent, à l’arrière.

Je traverse les cuisines sous les regards suspicieux du cuistot aux fourneaux et du nouveau, qui prend sa pause en sa compagnie.

Bon… Que leur ai-je fait, à ceux-là ?

Je retrouve mes affaires dans l’aire de repos des employés et saisis mon appareil :

rien. Pas d’appel manqué, pas de message texte en attente de réponse, rien de rien.

Aucune notification ne décore mon écran, encore moins une qui me viendrait de ma jolie patronne. Elle n’a pas cru bon de m’avertir de son retard. C’était à prévoir, j’ignore pourquoi je m’en étonne autant… M’en retournant à mon poste, je

remarque que les gars ont déserté la cuisine. Mais pour aller où ? Je ne les ai pas vus à l’arrière et les préparations du cuisinier traînent à la grandeur de sa table de travail.

À l’avant du restaurant, ça grouille de plus en plus, on dirait ; le bourdonnement des clients dans la salle s’intensifie. Je reviens derrière le comptoir où je n’ai besoin d’aucune horloge pour me l’apprendre : c’est l’heure de pointe du déjeuner. Les gloutons affluent, ils s’attroupent devant le présentoir tandis qu’une employée en transe pianote la Cinquième Symphonie sur son écran tactile, jappant les commandes de café et de muffins au nouveau qui a interrompu sa pause pour voler à son secours, une dernière bouchée de beignet aux bleuets dans la bouche. Le cuistot à la

station chaude prête main-forte à l’autre employée, qui croule sous les Timatins à la

saucisse, les petites patates au four et les bagels BLT.

Bâtard. Et Myriam qui n’est toujours pas arrivée… Et le beau Maxime qui aime

tant jouer les héros ! Où se cache-t-il lorsqu’on a véritablement besoin de lui ? Je

cherche un trou où me mettre, une commande à remplir. Mais le nouveau recule sans me voir, les bras chargés de boîtes et de sacs, et manque de trébucher en me pilant sur un pied.

– Duguay ! Fils de… C’est le rush, ôte-toi du chemin !

– Excuse, mais c’est correct. Je suis là, maintenant, je peux reprendre mon poste.

– Ha, ha ! Est bonne, celle-là, lance-t-il en étirant le bras vers les roussettes au miel de façon à me pousser du coude au passage.

Je persiste un instant, ne réussissant toutefois qu’à m’attirer les foudres de la caissière qui approuve son collègue : que j’aille me perdre à l’arrière plutôt que de

nuire à la cohésion du groupe. Et que j’y trouve un uniforme plus décent pendant

que j’y suis. Non mais, je rêve ou quoi ? Quelle mouche les a piqués aujourd’hui ?

Après mon père et Antonin qui se sont rebellés contre moi cette semaine, est-ce leur

tour à présent ? Quelqu’un leur a-t-il passé le mot ? Puis l’autre arrogante qui me

donne des ordres à droite et à gauche depuis tout à l’heure, pour qui se prend-elle ce matin ? Pour la Iznogoud des beignes à l’ancienne, celle qui sera gérante à la place

de la gérante ?

– T’es pas ma boss, que je grogne assez fort pour qu’elle m’entende.

La belle erreur.

La caissière fait volte-face, vive. Elle vient planter son doigt dans mon sternum en

me pestant au visage qu’effectivement, elle n’est pas ma supérieure.

Qu’effectivement, elle, à sa place, n’aurait jamais eu la bassesse de baiser avec un de ses employés. Et que, par-dessus tout, elle ne tolérerait pas qu’il se présente au travail dans mon état. Le nouveau, derrière elle, secoue la tête ; le cuisinier plus loin me fusille du regard. Il n’y a que la jongleuse du pain tranché qui ne semble pas nous avoir prêté attention, de la broue bordant son toupet.

La rogne monte en moi. Ça bout. Rabroué et frustré, je bats en retraite, mais dois

aussitôt m’appuyer au mur pour ne pas perdre pied, étourdi par le tourbillon de commandes et de clients que mon corps en alerte ne parvient plus à gérer, comme

frappé par le tsunami de parfums bas de gamme et de mauvaises haleines, emporté

par le torrent d’arômes sucrés et amers des pâtisseries et du café qu’on emballe, qu’on fait couler, qu’on envoie à toute allure d’un bout à l’autre du comptoir surmené. De quoi raviver mon mal de crâne que je sens croquer dans mon lobe frontal… M’éloignant de la cohue, je tiens malgré tout à ramasser une pile de plateaux sales laissés en équilibre à l’extrémité du présentoir. Je l’accroche par mégarde, malhabile, causant tout un boucan lorsque les plateaux rebondissent sur le

plancher. Comme le veut la coutume, les clients les plus près m’applaudissent avec

énergie, puis, juste alors que je m’appuie contre la vitre pour me pencher, ne revoilà-t-il pas le nouveau qui vient s’accroupir devant moi pour ramasser le tout à

ma place, en jurant entre ses dents.

Essaie-t-il activement de me faire sentir encore plus mal ?

Une seconde, je fantasme de le pousser par terre, s’il aime à ce point se vautrer dans ma merde. Mais je crains sérieusement de manquer la cible : mes tremblements

s’accentuent et mes yeux engourdis me transmettent les images au rythme d’un vieux projecteur à diapositives.

– Psst ! Marc !

– Hmm ?

Relevant la tête, je cherche qui m’appelle : c’est Antonin qui me salue, planté dans

la file d’attente, à mi-chemin entre la porte et la caisse.

– Qu’est-ce que tu fais là, toi ? que je lui assène bêtement en m’approchant de lui.

– Ben, je suis venu m’acheter un café… Ça, pis voir comment tu vas, mettons.

T’as pas donné beaucoup de nouvelles depuis la dernière fois.

– Mm-hmm. Prendre de mes nouvelles… T’es sûr que c’est pas Jean-François qui

t’envoie à sa place ? Ton nouveau meilleur chum…

Il fait la moue.

– Marc-André, franchement… Je pensais vraiment que c’était arrangé entre vous

deux, c’est pour ça que je suis venu l’autre soir.

– Ouais, ça doit être ça, que j’acquiesce sans trop y croire.

– Hé, es-tu correct, mon chum ? me questionne-t-il en m’examinant la mine. T’as

l’air blême un peu.

– C’est ta mère qui est blême…

Il pouffe de rire.

– Bon, bon, bon, les insultes !

Antonin cherche alors à m’arracher un sourire, enchaînant des blagues grivoises à

l’endroit de la caissière, qu’il aimerait bien voir de dos si je pouvais réussir à l’éloigner du comptoir. Pour seule réaction, un client derrière lui me conseille de retourner aider ma collègue plutôt que de la dégrader en flânant avec un ami.



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